Les évaluations qui font la différence est une collection de 8 histoires d’évaluation à travers le monde, qui est l’une des premiers aspects de recherche systématique des facteurs qui contribuent à des évaluations de qualité supérieure qui sont utilisées par les parties prenantes pour améliorer les programmes et la vie des personnes. Cette initiative recueille des histoires au sujet Les évaluations qui ont fait une différence, non seulement du point de vue des évaluateurs, mais aussi des commissionnaires et des utilisateurs. Les histoires dans cette collection présentent des études de cas très intéressantes à propos des résultats d’une évaluation et les procédés par lesquelles les évaluations ont contribué à l’impact des programmes. Le rapport contenant toutes les histoires avec études de cas est disponible ici, en Anglais, Espagnol et en Français.
Peu avant l’aube, à l’arrêt de bus du village, Ashish attend Rama avec beaucoup d’anxiété. Aussitôt qu’il a repéré sa petite amie, tous les deux montent avec précaution à bord du bus en direction de la ville, discutant de leur avenir de couple. Toutefois, leur projet est contrecarré lorsqu’un officier de police interrompt leur voyage et commence à les interroger.
« Nous voulons juste nous marier », explique Ashish à l’officier. « Les parents de Rama l’obligeaient à épouser un étranger ».
« Nous n’avons rien fait de mal », ajoute Rama. L’officier de police prend la parole pendant que les deux adolescents, tous deux âgés de 16 ans, lui demandent de les laisser continuer le voyage.
« C’est un crime », dit-il. « Vous devez avoir au moins 20 ans pour vous marier. Le mariage des enfants est une infraction pénale – vos parents sont passibles de poursuites judiciaires s’ils vous obligent à vous marier jeunes et vous aussi, vous pouvez être poursuivis si vous vous mariez maintenant ».
Au Népal, l’âge légal pour le mariage est de 20 ans sans le consentement des parents et de 18 ans avec leur consentement.
Même si Rama et Ashish sont des personnages d’une fiction radiophonique hebdomadaire diffusée par plus de 40 chaînes de radio sur l’ensemble du territoire de cette république de la chaîne himalayenne, il n’en demeure pas moins que leur histoire est une représentation exacte de la dure réalité du mariage des enfants qui prévaut dans les villages reculés du pays. Selon les statistiques nationales, environ 3 filles sur 10 âgées de 15 à 19 ans sont actuellement mariées, et, parmi elles, 4 filles sur 10 se sont mariées avant l’âge de 18 ans.
Des fictions radiophoniques comme celle-ci ne sont que le reflet du caractère moral et de la culture et de la manière d’être de la société népalaise. Une émission en particulier, l’hebdomadaire appelé Saathi Sanga Man Ka Kura (SSMK), ce qui signifie « Causeries entre meilleurs amis », offre une assistance aux jeunes filles et garçons depuis 15 ans. SSMK éduque les jeunes sur des questions qui restent encore taboues dans une société népalaise conservatrice. Lancée en 2001 avec le soutien du Fonds des Nations unies pour l’enfance (UNICEF) et gérée depuis 10 ans par l’organisation à but non lucratif Equal Access Nepal, cette émission de 45 minutes est écoutée par plus de 7,2 millions d’auditeurs fidèles et reçoit plus de 1200 lettres et 2000 SMS (messages textes ou textos) chaque mois.
Recentrer la perspective
Avant l’introduction des médias électroniques, le théâtre de rue et les spectacles sur scène étaient très populaires au Népal. Le sketch mythologique ou parfois satirique interprété dans les dialectes locaux s’est notamment imposé dans les villages comme une forme de divertissement de premier rang.
Même si cette tendance semble avoir baissé dans les villes, Ghanshyam Kumar Mishra, un producteur de radio basé à Janakpur, une ville du district de Dhanusa dans le sud du Népal, affirme néanmoins que les sketchs en langues locales restent populaires dans les zones rurales du Népal et y sont même préférés. La majeure partie de la population de ces zones est constituée de paysans à faible revenu avec un niveau d’instruction très faible et ayant pour seule source d’information la radio, qui reste l’une des formes de divertissement les plus abordables. Par conséquent, les fictions radiophoniques restent, selon Mishra, l’un des meilleurs moyens pour informer le plus grand nombre.
En 2013, SSMK a mené une évaluation en utilisant l’approche de la recherche-action ethnographique pour examiner et évaluer sa part d’audience, ainsi que l’impact de son programme sur l’audience cible. Des évaluateurs communautaires des districts ruraux du Népal ont mené des sondages et des groupes de discussions avec les membres de la communauté et les parties prenantes.
L’un des principaux résultats obtenus de cette évaluation était la nécessité d’une émission radiophonique en langue locale.
Le sondage effectué dans le cadre du processus d’évaluation a exposé le conflit linguistique qui existait entre les auditeurs de SSMK; il manquait à la version de base de l’émission la capacité de saisir pleinement l’esprit des communautés locales En effet, le programme central étant produit en népali, les auditeurs des autres régions du pays, par exemple Dhanusa où le maïthili est la langue la plus parlée, se sentaient parfois déconnectés. Par ailleurs, les problèmes n’étant pas les mêmes dans toutes les régions, ce programme national, qui traitait des questions globales, a manqué d’aborder les problèmes propres aux communautés. L’équipe de SSMK a donc souhaité assurer une participation effective et substantielle des jeunes de tout le pays en lançant des versions de l’émission en langues locales, ce qui leur donnerait un sentiment d’appropriationi comme l’a souligné Ayush Joshi, chargé de programme à Equal Access Nepal.
« Il était important de lancer une version locale pour garantir une viabilité à long terme de SSMK », a déclaré Joshi. « Les auditeurs réclamaient une émission diffusée dans une langue locale ».
Pour mieux équiper les jeunes des zones rurales avec la connaissance et les compétences dont ils avaient besoin pour participer à l’élaboration des politiques locales et nationales, SSMK a lancé des versions de l’émission en langues locales dans 15 districts marginalisés. Un autre objectif tout aussi important de ce lancement était de fournir aux jeunes des informations utiles, afin qu’ils soient capables de mieux prendre en main leur vie en appliquant ce qu’ils avaient appris.
Les émissions en langues locales sont adaptées à leurs différents auditeurs, avec des contenus personnalisés qui les aident à prendre davantage conscience des problèmes actuels de leurs communautés. En un bref laps de temps, affirme Mishra, les versions locales de SSMK ont réussi à mettre en lumière des problèmes comme le mariage et le travail des enfants, des pratiques qui sont acceptables sur le plan social dans de nombreuses communautés rurales. En plus du rôle primordial qu’ont joué les fictions radiophoniques en langues locales dans l’éducation des auditeurs, les segments comprenant les autorités locales et les parties prenantes ont eux aussi ouvert une voie de communication informelle pour le dialogue. Cela a également permis de responsabiliser les autorités sur cesproblèmes.
Sensibilisation à la question du travail des enfants
À Radio Mithila dans le district de Dhanusa, Sangi Sang Manat Baat est devenu un prolongement de SSMK. Le programme visait la population utilisant la langue maïthili et vivant dans les 90 Comités Villageois de Développement du district. Selon Mishra, une émission en népali n’a tout simplement pas d’effet sur les populations locales. Par contre, une émission en maïthili attire des auditeurs qui s’intéressent principalement aux problèmes qui sévissent dans leur région.
« Lorsque vous utilisez leur langue locale pour communiquer avec eux, les auditeurs ont le sentiment d’être associés à l’émission », affirme Mishra. « En plus, il est plus aisé de leur faire comprendre le sujet abordé. Cependant, lorsque l’émission est diffusée uniquement en népali, ils peuvent penser que cela ne les concerne pas».
Dans les 26 épisodes de la version locale de SSMK, l’émission a abordé des questions propres à la région comme le mariage des enfants, les problèmes liés à la dot et les violences faites aux femmes.
Mishra a également souligné que, afin d’adapter les épisodes au contexte local, des experts et des agents de la force publique ont été ajoutés à l’équipe. Selon lui, cela ajoute de la crédibilité et rend l’émission plus fiable.
Il a par ailleurs précisé qu’après avoir écouté l’émission diffusée en maïthili sur le travail des enfants, les populations sont devenues assez hésitantes en ce qui concerne le recrutement des enfants. Cet épisode a également incité les autorités à au moins émettre des avertissements aux entreprises qui emploient les enfants. « Il faut du temps pour que ces pratiques cessent », précise Mishra. « Mais je suis convaincu que notre émission radiophonique a su ouvrir la voie pour ce dialogue indispensable. Cela équivaut à une petite révolution ».
Changer d’attitude à l’égard des questions relatives aux femmes
Les évaluateurs de SSMK ont remarqué que les programmes locaux permettaient de présenter les problèmes communautaires avec plus de précision, et c’est justement ce que fait Manauda Ka Kura (une adaptation de SSMK) dans le district d’Accham.
Grâce à une fiction radiophonique, l’émission a, au moyen d’une approche informelle et émotionnelle, sensibilisé les populations sur le problème du mariage des enfants qui est une pratique très répandue dans le district.
Sarita, l’un des personnages, est contrainte au mariage à un jeune âge. Le rêve de poursuivre ses études lui est ôté et elle meurt des suites de complication de la grossesse. Par contre, Renuka, une amie de Sarita qui s’était opposée à son mariage, achève ses études et va même jusqu’à devenir infirmière.
« Ma fille ne me le pardonnera jamais », se fond plus tard en excuse le père de Sarita auprès de Renuka dont il avait rejeté la proposition d’attendre encore quelques années.
Manauda Ka Kura reçoit de nombreux avis et commentaires de la part de ses auditeurs, quelques-uns contiennent des excuses, mais la majorité d’entre eux sont élogieux pour les efforts de l’émission. Selon Bidhutma Auji, le producteur de l’émission à Radio Ramaroshan, les lettres et les SMS qu’ils reçoivent les motivent à continuer l’émission et les aident aussi à vérifier son impact.
La lettre suivante reçue par l’équipe de production de l’émission après un épisode sur le mariage des enfants illustre assez bien l’efficacité de Manauda Ka Kura. Une jeune fille de 16 ans écrit :
Mes parents qui sont très conservateurs m’obligeaient à me marier. Mais un jour, pendant que j’écoutais l’émission, les présentateurs parlaient des dangers du mariage des enfants. J’ai demandé à mes parents d’écouter l’émission avec moi et, après avoir écouté, ils se sont rendu compte des réalités du mariage des enfants pour la première fois. Ils ont alors décidé de ne plus m’obliger à me marier. L’émission en langue locale n’a pas seulement contribué à les sensibiliser, mais elle leur a aussi permis de mieux me comprendre.
Selon Auji, leur émission en langue acchameli a permis d’accroître les contacts et le niveau d’interaction avec les membres de la communauté. Elle a également facilité la dissémination de l’information sur les sujets les plus importants, qui plus est dans leur langue maternelle.
« Lorsque l’émission est diffusée en langue locale, les auditeurs ont le sentiment que c’est quelqu’un qu’ils connaissent et en qui ils ont confiance qui parle de leurs problèmes », a déclaré Auji. « Avec les membres de cette communauté, il est plus facile de communiquer en utilisant des mots et des métaphores en langue locale qu’en Nepali ».
Depuis bientôt trois ans, écouter SSMK et maintenant ses versions locales est devenu une activité courante pour la famille de Sagar Bhandari du village Mangalsen dans le district d’Accham. Chaque semaine, la famille prend place autour du poste de radio pour écouter l’émission.
Avec l’accroissement du taux de pénétration du téléphone mobile (cellulaire) et de l’internet, les jeunes disposent désormais de nouveaux modes d’accès à l’information. Comme le souligne Bhandari, un adolescent âgé de 18 ans, « les adolescents ont beaucoup de problèmes dont ils ne peuvent discuter avec leurs parents. Ceux-ci sont très souvent dissimulés aux parents. Mais, quand les parents écoutent une fiction radiophonique, cela leur permet de mieux comprendre les évènements que vivent leurs enfants ».
Il ressort des statistiques que la radio reste le mode de communication de masse le plus populaire chez les personnes âgées de 15 à 19 ans, et SSMK est l’émission radiophonique la plus écoutée dans cette tranche d’âge. Selon l’enquête nationale démographique et sanitaire de 2011, 58,5 % d’hommes et 49,7 % de femmes de la population interrogée écoutaient régulièrement SSMK.
En plus d’avoir permis de briser le silence entre les deux générations, l’évaluation de SSMK a également montré que les émissions en langues locales servaient également d’outil pour informer les adolescents sur leurs droits, notamment l’âge légal du mariage, l’utilisation des contraceptifs et les chartes sur le travail des enfants. Les émissions ont également permis d’initier des discussions entre les décideurs politiques locaux et les jeunes.
Dans les clubs et les réunions de village animés par les jeunes de la communauté, ces émissions ont permis d’entamer des échanges sur des sujets importants. Comme l’indique Bhandari :
« Dans notre club d’enfants mensuel, nous discutons des questions abordées dans les émissions radiophoniques. L’information n’est pas limitée à l’émission radiophonique enelle-même. Les fictions servent de tremplin. Une fois que les sujets sont présentés, les discussions et les échanges se poursuivent au travail, à l’école et à la maison.
Prem Bahadur Buda, responsable des droits de l’enfant dans le district d’Accham, a aussi souligné l’influence et l’impact des émissions radiophoniques en langues locales, notamment lorsque ces émissions atteignent des régions difficiles d’accès pour les médias traditionnels.
« Lorsqu’une émission est diffusée en langue locale, les auditeurs ont un sentiment d’appropriation – ils pensent que c’est une émission pour eux et par eux. Et ils ont raison ! »
Buda a également ajouté que les émissions en langues locales comme Manauda Ka Kura dans le district d’Acchameli produisent de bons résultats en ce qui concerne les projets réalisés par le gouvernement.
« Nos émissions [gouvernementales] ciblent des groupes spécifiques. Par conséquent, nous ne pouvons pas inclure tout le monde. Toutefois, des émissions comme SSMK sont destinées à tout le monde. Personne n’est exclu lorsqu’il s’agit de l’accès à l’information ».
Des jeunes comme Auji et Mishra pensent que l’éducation et l’accès à l’information constituent la clé pour changer les attitudes sociales. Dans les districts tels que ceux d’Accham et de Dhanusa, les jeunes sont à l’avant-garde de ce changement certes lent, mais significatif; ils aident à attirer l’attention des populations sur les problèmes et à stopper certaines conséquences négatives des pratiques antérieures grâce aux informations reçues en écoutant les émissions radiophoniques.
Des émissions comme Manauda Ka Kura et Sangi Sang Manak Baat se sont révélées particulièrement utiles dans la sensibilisation sur les problèmes propres à la communauté. Ce sont des émissions par la communauté et pour la communauté.
« Cette initiative a permis de renforcer le taux d’audience de SSMK dans plusieurs régions difficiles d’accès », a déclaré Joshi de Equal Access Nepal. « SSMK est en train de se bâtir de très bonnes relations non seulement parce qu’elle est une plateforme au service des populations et inclusive, mais aussi parce qu’elle est une émission qui est à l’écoute de ses auditeurs. »
Yvette Shirinian est chargée de développement commercial chez Equal Access.
Ayush Joshi était administrateur de programme au compte d’Equal Access Nepal.
Auteur du récit : Bibek Bhandari